Les technologies digitales au service des circuits alimentaires de proximité
Le modèle des circuits longs alimentaires – conséquence directe du profond mouvement d’industrialisation qui a frappé le secteur agricole – a démontré ses limites dans les années 1990, à la suite des crises sanitaires et environnementales qui ont dégradé la confiance des consommateurs. Depuis cette période, on assiste à un développement des «systèmes agroalimentaires alternatifs» (S3A). Parmi les éléments composites de ces S3A, les circuits courts occupent une place prépondérante. Définis communément comme un circuit de distribution comportant au maximum un intermédiaire entre le producteur et le consommateur, ces circuits ne peuvent cependant être appliqués dans le cadre de la restauration collective, puisque ce secteur comprend nécessairement plusieurs parties prenantes. Cette multiplication, si elle complexifie les logiques d’approvisionnement, est toutefois indispensable pour assurer l’efficacité que requiert le traitement de volumes importants. C’est pourquoi les chercheurs s’accordent pour dire qu’il est plus pertinent, dans ce contexte, de parler de circuits de proximité (et d’approvisionnement local) que de circuits courts.
Une mise en place exigeante
La mise en place de tels circuits n’est toutefois pas aisée, en raison des nombreux obstacles qui entravent son déploiement. Dans le cadre d’une recherche conduite par la Haute école de gestion Arc, onze entretiens semi-directifs ont été menés avec des représentants de cantines scolaires, de restaurants d’entreprise, de cuisines d’institutions socio-éducatives ou sanitaires et d’un service traiteur afin de saisir précisément ces différents freins.
Il ressort de nos analyses des contraintes associées aux fournisseurs (certains émettent la crainte que les producteurs locaux manquent de professionnalisme et que les critères de quantité, de qualité et de diversité ne soient pas systématiquement assurés), aux consommateurs finaux (qui peuvent faire preuve d’exigence quant à l’origine des produits, tout en souhaitant avoir des menus variés à des prix abordables), aux cuisiniers (qui peuvent afficher une absence de curiosité et de connaissance du réseau des fournisseurs locaux), ainsi que des obstacles d’ordre logistique (distribution, stockage, transformation et traçabilité).
Les vertus de la digitalisation
Une démarche prospective a ensuite été adoptée afin d’examiner en quoi la digitalisation – en l’occurrence les éléments de l’industrie 4.0 que sont les Big data, l’internet des objets, les systèmes de production cyber-physiques reliant le monde physique au monde digital, la Blockchain, etc. – peut conduire, tout le moins partiellement, à dépasser ces contraintes. En effet, au regard de la littérature sur ce sujet, force est de souligner que l’usage des technologies numériques dans le secteur alimentaire permet aux parties prenantes de gagner considérablement en efficience.
Tout d’abord et de manière générale, les nouvelles technologies permettent une gestion de la chaîne logistique de manière plus efficace et, ce faisant, peuvent faire baisser les coûts de transaction. Ensuite, le développement de plateformes à la fois digitales et physiques invite les producteurs à mettre en commun leurs marchandises, mais aussi à mutualiser les espaces de stockage et les moyens de distribution. Cela induit une diminution des prix et permet de lever les doutes relatifs à la quantité. Par ailleurs, cette mutualisation donne l’opportunité aux producteurs de discuter de leurs bonnes pratiques et ainsi d’acquérir des compétences attendues par les représentants des restaurants collectifs. Qui plus est, cette digitalisation facilite l’accès à l’information et améliore considérablement la visibilité sur ce marché, ce qui favorise la mise en relation entre les parties prenantes et offre une meilleure transparence sur les prix.
L’utilisation d’objets connectés combinés à une base de données décentralisée, sécurisée et immuable (Blockchain), garantit non seulement plus de sécurité alimentaire pour les consommateurs, mais également une totale transparence pour toutes les parties prenantes. Le recours à la Blockchain permet en outre une traçabilité sans failles de la provenance des produits ainsi que de toutes les étapes de la chaîne d’approvisionnement.
Finalement, grâce au traitement des données, collectées au travers des objets connectés, les acteurs du marché (agriculteurs, cuisiniers, dirigeants) peuvent procéder à des analyses avancées et optimiser leur logistique (approvisionnement, livraison, gestion de stocks, etc.).
En définitive, que l’on parle d’alimentation connectée, de smart agri logistics ou de smart food supply chains, de nouveaux modèles commerciaux peuvent être développés et ainsi soutenir les circuits de proximité. Cependant, bien que ces technologies sur lesquelles se base l’industrie 4.0 soient prometteuses et qu’elles permettent de dépasser la plupart des obstacles en réunissant toutes les parties prenantes dans un nouvel écosystème, il est indispensable que ces dernières fassent preuve de suffisamment de motivation pour conduire à un changement de paradigme.
Karine Doan
Karine Doan est professeure et chercheuse en Supply Chain Management à la HEG Arc. Elle mène des projets de recherche appliquée sur le SCM durable et responsable ainsi que sur l’impact de l’industrie 4.0 sur la gestion logistique.
Patrick Ischer
Dr Patrick Ischer est chercheur et enseigne les méthodes qualitatives à la HEG Arc. Outre les circuits de proximité alimentaires, ses intérêts scientifiques portent sur les compétences transversales, les besoins des jeunes, ainsi que sur la participation des seniors.