Du métavers à la pieuvre
Le «métavers» est un terme à la mode, popularisé aussi bien par le film Ready Player One que par des personnalités comme Mark Zuckerberg. Il représente un enjeu de taille, à la fois futur lieu de consommation et de pouvoir, virtuel certes, mais bien réel.
En reflet inversé de ce transfert du matériel vers l’immatériel, l’immatériel s’immisce à la fois dans le monde matériel et dans le vivant: c’est le fruit de la triple convergence entre les trois mondes. Une convergence qu’il est urgent de comprendre, car son impact va profondément bouleverser nos vies et nos activités.
Au départ, trois mondes distincts
Pour appréhender la multiple convergence à l’œuvre depuis quelques années, débutons par illustrer trois mondes bien distincts.
- Le monde du vivant: mouvement, croissance cellulaire, autoorganisation et régulation, réaction aux stimuli, adaptation au milieu, reproduction et utilisation de l’énergie caractérisent le vivant. Aussi le bon fonctionnement de ces différentes fonctions est-il essentiel, d’où l’importance des secteurs de la santé, de la médecine, du sport.
- Le monde matériel/physique: il se subdivise en l’ensemble des éléments natu-rels, vivants (animaux et végétaux) et non vivants (sol, air, eau, espace, etc.) qui forment l’écosystème nécessaire à la survie humaine, et l’ensemble des éléments artificiels créés par les humains.
- Le monde immatériel: les connaissances, l’imaginaire et le symbolique (spirituel) constituent le triptyque de base de ce monde invisible, tissé par l’information, et désormais habité aussi par l’intelligence artificielle. Il devient peu à peu le monde des machines où celles-ci communiquent entre elles, adaptent leur programmation et possèdent un certain degré d’autonomie. Vitesse de traitement et degré de précision s’y imposent.
La double expansion
Le métavers est décrit dans les ouvrages de science-fiction comme un univers refuge – l’oasis – le double virtuel, inversé et désincarné, de la réalité, une utopie accessible à tous. Le jeu Second Life, première incarnation de ce métavers en 2003, a donné un aperçu de cet univers dans lequel on peut acheter, vendre et gagner de l’argent; son déclin, à partir de 2007, est en lien direct avec la crise des subprimes qui a affecté ses banques virtuelles. En 2021, les conséquences de la pandémie – télétravail, téléachat, e-learning, e-sport, réseaux sociaux affinitaires et réduction de la mobilité internationale – relancent l’idée d’un métavers dans lequel pourrait se dérouler une partie des activités humaines.
Si la numérisation croissante des objets matériels, l’élargissement des bandes passantes (haut débit) et les développements récents des technologies de l’information et de la communication (reconnaissance faciale, 3D) permettent aujourd’hui de bâtir un véritable multivers, c’est la conviction des «GAFAMI» américains (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, IBM) et des «BATX» chinois (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi), qu’il recèle les marchés de demain, qui alimente concrètement ce projet. Recruteurs, designers et marketeurs s’y précipiteront sans doute les premiers …
Telle une pieuvre tentaculaire
Parallèlement, le monde de l’immatériel s’immisce de manière exponentielle, telle une pieuvre tentaculaire, dans le monde matériel. L’IA anime nos objets, contraint à se réorganiser, transforme nos métiers, profile nos comportements. Déjà nous ne sommes plus capables de gérer le système financier mondial sans elle.
Les algorithmes, grâce aux applications mobiles, ont poussé leurs pseudopodes jusque dans les recoins les plus reculés de la planète. Aujourd’hui le vivant est la dernière ligne de front de cette conquête. Déjà les connaissances de l’IA permettent de soigner et sa précision d’opérer. Demain elle pourrait permettre de restaurer les écosystèmes endommagés, voire de manipuler ou contrôler nos pensées.
L’enjeu de la maîtrise
Jusqu’à présent, les humains ont géré ces trois mondes indépendamment les uns des autres. Cette gestion s’est avérée particulièrement difficile et l’humain peu préparé à y faire face, comme en témoignent les dégâts de l’Anthropocène: changement climatique, raréfaction des ressources, pollution. Désormais il va falloir gérer aussi leurs influences mutuelles, leurs intersections: impacts sur le vivant humain et sur les ressources naturelles et artificielles du transfert d’activités dans le métavers, et impact de la diffusion de l’IA dans le monde matériel, notamment le vivant.
L’enjeu de cette maîtrise est à la hauteur de ces impacts. Car, si cette double progression du métavers et de la pieuvre offre la perspective de vertigineuses opportunités, elle ouvre aussi la voie à des risques majeurs, de la panne accidentelle à la cybercriminalité, dont le biohacking, en passant par l’émergence éventuelle d’une conscience artificielle hostile. D’autant que l’exponentialité est une des caractéristiques-clés de ce nouveau système, de la vitesse d’évolution des machines à la vitesse de dégradation des écosystèmes; une vitesse à laquelle l’humain n’est pas encore adapté.
Indubitablement, de cette maîtrise va dépendre – et dépend déjà – la croissance ou le déclin des nations.
What if not ?
La Suisse est-elle prête à assurer ses intérêts stratégiques à l’horizon 2040 en explorant cette multiple convergence pour mieux l’anticiper et la maîtriser? Trop souvent ressentie, insuffisamment explicitée, celle-ci laisse perplexe aussi bien le décideur que l’homme de la rue. En marche de manière exponentielle, elle modifie de plus en plus profondément notre environnement, notre individualité, notre manière d’être, de vivre, de communiquer ... et de nous protéger. Il est urgent que la Suisse se réveille. Whaf it not?
Fabienne Goux-Baudiment
L’auteure est PDG de proGective, société de conseil en prospective basée à Paris, elle est associée de Yonders.world. Titulaire d’un doctorat en sciences sociales, elle a aussi présidé la World Futures Studies Federation.
Christopher H. Cordey
L’auteur est PDG de futuratinow, un cabinet conseil en anticipation stratégique et formation basé à Genève, il est associé de Yonders.world. Titulaire d’une licence en Sciences Economiques (HEC Lausanne), il est aussi membre du board de Swissintell et collabore avec procure.ch.