Cap sur les achats 4.0

Cap sur les achats 4.0

Francesca Sacco

Plus de soixante participants, six orateurs expérimentés et des échanges passionnés: la première Conférence Achats organisée le 10 octobre à Lausanne sous l’égide de la section Région Romandie de l’association procure.ch a été un succès. Impressions.

Les achats peuvent contribuer à la création de valeur d’une manière qui dépasse très largement sa définition habituelle qui est celle de la réduction des coûts, a déclaré d’emblée Hugues Poissonnier, professeur à l’Ecole de Management de Grenoble où il enseigne le contrôle de gestion, la stratégie et les achats. Ouvrant la première Conférence Achats qui s’est tenue le 10 octobre à l’Hôtel Continental de Lausanne sous l’égide de l’association procure.ch, Hugues Poissonnier a démontré que la création de valeur repose aujourd’hui essentiellement sur la capacité des entreprises à innover et donc à collaborer avec ses fournisseurs.

Rupture dans les années 70

«Les achats ont longtemps été vus comme une sorte de mal nécessaire au sein des entreprises et des organisations en général», a-t-il rappelé. Il y a tout juste un siècle, la fonction achat était communément perçue comme une «sous-fonction» de la fonction commerciale, laquelle consistait alors à acheter (un peu) et à vendre (surtout). D’ailleurs, il n’y a encore pas si longtemps, le visionnaire Michael Porter lui-même assimilait les achats à une simple «fonction support» au sein de la chaîne de valeur. La véritable rupture est survenue dans les années 1970, avec la transition d’une demande de premier équipement à une demande de renouvellement. La concurrence s’est développée, les prix ont baissé, et les entreprises ont dû s’adapter. Comme la seule manière de restaurer les marges dans un tel contexte est de réduire les coûts, il n’est pas étonnant que la fonction achats ait pris de plus en plus d’importance pour finalement représenter le principal levier de réduction des coûts. «Historiquement, c’est donc bien son effet potentiel sur la réduction des coûts qui est à l’origine de la reconnaissance du caractère stratégique des achats», a observé Hugues Poissonnier. Rejoignant Michel Philippart, il a déclaré que les fournisseurs doivent être assimilés à des ressources qu’il convient de piloter judicieusement – d’autant que la sécurisation des approvisionnements s’impose de plus en plus comme une nécessité absolue. En conséquence, la principale mission des acheteurs revient actuellement à créer de la valeur en favorisant l’innovation partagée avec les fournisseurs, lesquels représentent jusqu’aux trois quarts du chiffre d’affaires d’une entreprise. Concrètement, il s’agit «de gommer la distinction traditionnelle entre ressources internes et externes – après tout, toutes les ressources sont nécessaires. Créer des relations de confiance est une question centrale de ce point de vue», a conclu Hugues Poissonnier.

Les fournisseurs constituent un capital immatériel dont il faut savoir prendre soin: tel est le point de vue qui a été développé ensuite par Michel Philippart, professeur à l’EDHEC Business School à Roubaix. En effet, les fournisseurs contribuent à l’innovation au sein des entreprises; ils représentent donc la promesse de bénéfices futurs et doivent de ce fait être considérés comme un capital immatériel, c’est-à-dire comme faisant partie de l’entreprise étendue. «Le capital immatériel correspond à tout ce qui contribue à l'existence de l'entreprise et lui permet de se différencier par rapport à ses concurrents sans être quantifié dans les documents comptables. C’est un changement de paradigme», a précisé Michel Philippart.

Corollaire: la fonction achat a besoin de nouveaux instruments de mesure de performance qui ne soient pas axés sur les coûts, mais sur l’efficacité de la gestion de ce capital. «En assimilant les fournisseurs à un capital immatériel, on peut créer des tableaux de bord capables de refléter finement l’impact de la fonction achat sur les résultats de l’entreprise à long terme, contrairement aux outils de mesure de la baisse des coûts qui ne prennent pas en compte la capacité de l’entreprise à convertir les économies en capture de valeur à long terme.» Pour cela, il faut s’assurer que les variables non financières du tableau de bord soient effectivement des précurseurs de la satisfaction des actionnaires et des parties prenantes. Il s’agit par conséquent de mesurer l’impact sur les flux de trésorerie, présents et futurs, en tenant compte de la différence entre les coûts de l’innovation achetée et les revenus qu’elle engendre. Idéalement, il faudrait sonder la relation entre le fournisseur et son client. «L’impatience vis-à-vis des résultats est probablement le plus grand ennemi de l’évaluation du capital immatériel», a fait remarquer Michel Philippart.

L’aventure Johnson & Johnson

Comment concrétiser le concept de l’entreprise étendue? Fort de 15 années d’expérience de la fonction achats, Sebastien Blandino, Associate Director chez Johnson & Johnson, a présenté l’exemple concret de la collaboration interne-externe qui a permis au géant de l’industrie pharmaceutique de réinventer sa gamme Baby en la transformant de manière radicale. Pour mener à bien ce projet, l’équipe J & J a dû franchir plusieurs étapes essentielles. L’une d’elles a été de mettre en œuvre une «design competition» pour sélectionner les partenaires de développement.

Les fournisseurs considérés comme leaders dans leur catégorie ont été invités non pas à remettre une offre de prix pour une spécification théorique mais plutôt à proposer une spécification cible d’après un «design brief». Ensuite, il a fallu gagner la confiance des acteurs externes en leur proposant un projet de transformation gagnant-gagnant et cultiver la proximité en passant du temps ensemble. Il a également fallu identifier clairement l’ensemble des parties prenantes (la liste peut s’avérer beaucoup plus longue qu’il ne semble au premier abord) et prendre des décisions de manière collective. «L’acheteur est le chef d’orchestre de la relation fournisseur, mais cela ne signifie pas qu’il doit décider seul de ce qui touche à la sélection des partenaires ou à leurs actions», a affirmé Sebastien Blandino.

Quant aux barrières habituelles en matière de communication, elles ont été cassées: «Nous avons décidé d’organiser l’ensemble des réunions et des workshops de développement avec tous les partenaires, chacun pouvant partager son expérience et donner son point de vue, y compris pour des problématiques en dehors de son scope d’intervention. Rien n’était confidentiel au sein de l’équipe projet.» Enfin, l’équipe J & J s’est montrée tranchante au sujet de ses attentes: «Le partenariat s’est fait en deux volets, développement et production, pouvant donner lieu à des choix de partenaires différents. Un partenaire majeur a demandé la garantie de se voir confier une partie de la production industrielle pour s’impliquer dans le développement … et a été disqualifié pour l’ensemble du projet!»

Innover grâce à la fonction achats

Enseignante-chercheuse à l’Ecole de Management de Strasbourg, Laurence Viale a présenté pour sa part les résultats d’une étude qualitative de plus de 25 acteurs impliqués dans les processus d’innovation dans des PME ou de grandes entreprises. S’attelant à définir les différents profils des acheteurs engagés avec succès dans l’innovation, Laurence Viale a constaté que l’acheteur développe une approche systémique et prospective du marché en prenant compte l’ensemble des parties prenantes internes et externes. Les recherches montrent que le service achats est particulièrement bien positionné pour identifier les idées du marché, grâce à ses interactions fréquentes avec le marché amont, et aussi grâce à sa capacité à avoir une vue d’ensemble: «Lorsque la relation de confiance est installée, les fournisseurs font plus volontiers part de leurs idées aux acheteurs. En retour, le service achats peut diffuser ces idées en interne et aider à les intégrer dans de nouveaux projets d’innovation.»

Développer une bonne qualité relationnelle intra-organisationnelle est primordiale, a estimé Laurence Viale, «car la position de l’acheteur n’est en général pas facile à tenir en interne, en raison d’un manque fréquent de reconnaissance au sein de l’entreprise». Parmi les nouvelles compétences des acheteurs, la part des softskills ou savoir-être (intelligence émotionnelle, proactivité, curiosité, etc.) revêt clairement une grande importance en complément aux capacités techniques (savoir-faire). Pour devenir un acteur de choix dans le processus d’innovation, l’acheteur doit en effet être capable de développer son attractivité interne comme externe et son réseau, puis de motiver toutes les parties prenantes à collaborer avec lui et avec l’entreprise.

Catalyseurs de collaboration

Pour Gustavo Pierangelini, Innovation & Market Intelligence Manager chez BioMerieux, le rôle des achats en innovation est celui de «catalyseurs de collaboration». Les nouveaux acheteurs doivent être en mesure d’utiliser les outils spécifiques actuellement disponibles, de les adapter pour les améliorer et de déployer de nouvelles compétences au service des ressources internes et externes.

L’identification des ressources externes susceptibles de favoriser l’innovation est une étape fondamentale. Il s’agit de mettre en adéquation les enjeux stratégiques de l’organisation avec ses capacités de mise en œuvre face aux ressources externes identifiables et prêtes à collaborer. «Plus opérationnellement, cela consiste à identifier les technologies, domaines d’expertises, produits, services, modèles économiques, processus … qui généreront de la valeur pour l’entreprise», a expliqué Gustavo Pierangelini. Mises ensemble, toutes ces entités forment un écosystème dont l’identification peut être anticipée à travers la mise en place de démarches de veille stratégique sur l’ensemble des marchés. Cependant, pour être réellement prédictive, la veille doit être effectuée régulièrement.

On distingue la veille économique et géopolitique, qui se focalise sur les tendances macroéconomiques globales ou régionales; la veille concurrentielle (Competitive Intelligence), qui consiste en une surveillance continue des actions et des produits des concurrents; la veille marché-fournisseurs (Sourcing Intelligence), qui vise à conserver une connaissance actualisée de l’état des fournisseurs existants ou potentiels ainsi que de leurs offres. Mais également la veille scientifique, qui permet de rassembler et d’analyser les publications scientifiques afin de repérer les projets de recherche en cours sur des thématiques définies. Enfin, la veille brevet (Patent & IP Intelligence) repose sur une analyse, automatique ou manuelle, ponctuelle ou systématique, des brevets dans un domaine d’intérêt. Les plateformes digitales collaboratives forment un liant additionnel utile pour collaborer plus étroitement et atteindre les objectifs d’innovation de l’entreprise.

Changement de mentalités

Président et cofondateur de Crop & Co, un cabinet de conseil 100% achats créé en 2004 et comptant certains des plus importants acteurs spécialisés dans les achats en France, Fabrice Ménelot s’est exprimé sur les pratiques digitales en entreprise. «L’intelligence artificielle est une opportunité pour les responsables achats de reprendre le contrôle. Construire une véritable stratégie d’achats reste l’apanage de l’être humain. La machine peut l’aider à trouver les bons produits et les bons fournisseurs, mais elle ne pourra jamais piloter les activités liées à la fonction achats», a-t-il dit d’emblée.

Etablissant un parallèle avec le développement de la digitalisation, Fabrice Ménelot a proposé de comparer les nouveaux acheteurs à des community managers. Cela signifie qu’ils évoluent dans un environnement différent de celui qui était le leur avant la révolution numérique. Les mentalités ont changé. Par exemple, les fournisseurs n’accordent plus autant d’importance à la taille des entreprises; ce qui les intéresse, ce qui les impressionne, ce sont les affaires profitables qu’ils vont pouvoir réaliser avec elles. «Tous les fournisseurs ont tendance à jauger les entreprises sur la base de ce critère, même les petits, et peut-être même surtout les petits!»

Francesca Sacco

Francesca Sacco

Typographe de premier métier, Francesca Sacco a commencé à travailler comme pigiste à l’âge de 16 ans et collabore depuis 1992 à une dizaine de titres, en Suisse et en France. Elle s’est spécialisée dans l’investigation et la vulgarisation scientifique après sa formation à l’ATS à Berne.